Travailler en famille, un beau projet qui peut faire mal

L’idée est belle : un cousin, un fils, une sœur, bref, quelqu’un en qui on a toute confiance pourrait rejoindre l’entreprise qu’on dirige pour occuper tel poste. Elle est cohérente : on cherche des compétences dont ce parent dispose. Elle tombe bien : pile-poil dans le timing d’un recrutement prévu, à un bon moment de vie pour ce membre de la famille. L’idée plaît, une sœur va y réfléchir.Elle se concrétise. La suite est soumise à quelques turbulences. Comme la vie de famille et la vie professionnelle.

Au début, tout roule.

Béatrice Louvet, directrice générale du Groupe Transition , a embauché une belle-sœur, un beau-fils, sa sœur, et depuis peu, sa fille. Chaque expérience a apporté son lot de leçons, aucune ne l’a convaincue de ne plus recommencer. « On voit d’abord l’intérêt commun, on fait en sorte que ça marche. L’employeur n’a pas à convaincre. Le projet est de partager une aventure commune, la confiance est présente, on sait ce que vaut la personne au niveau professionnel », expose-t-elle.

« Ma sœur dit qu’elle a gagné un patron mais perdu une sœur »

L’expérience met son bémol : la confiance, les compétences ne sont pas des avantages acquis, si l’on projette que la confiance est systématique et que les compétences suivront toujours parce que c’est la famille, on se trompe.

Après le bémol, le hic. Selon sa sensibilité, et malgré un terrain soigneusement préparé en amont, on (di)gère plus ou moins bien la situation — le si proche qu’on connaît si bien déboule dans le bureau du parent/patron pour y déposer un paquet de non-dits, dans un débordement émotif, contrecoup de son sur-engagement. L’affectif, qu’on a pourtant prié de rester en dehors du boulot, fait sortir du champ professionnel.

« Ma sœur dit qu’elle a gagné un patron et perdu une sœur. Je ne pensais pas qu’un jour elle souffrirait de notre relation hiérarchique, que cela mettrait à ce point en relief la différence de tempérament qui est la nôtre »,raconte la dirigeante du Groupe Transition.

Annie Louvet occupe depuis près de neuf ans les fonctions de responsable administrative dans la société fondée par son aînée. Elle résume sa préoccupation de l’époque : vais-je être à la hauteur ? Ce serait à refaire, elle le referait, « avec plus de maturité professionnelle, et puis nous nous sommes découvert ma sœur et moi des traits de caractère en travaillant ensemble, dans le bon comme dans le mauvais ; le bon l’emporte. »

Dans la balance, les avantages (loyauté, fiabilité, engagement...) et les inconvénients (complexité relationnelle, risque d'être pris dans un étau...) pèsent quasiment le même poids, mais chacun sont d’une nature différente : la droiture et l'investissement du salarié membre de la famille se paient au prix fort au niveau psychologique. « Si l’on a déjà des problèmes relationnels dans la famille, ce n’est pas dans l’entreprise qu’ils vont se résoudre, au contraire, ils vont s’amplifier », pointe Jean-Philippe Picon, coach d’affaires et ancien dirigeant d’entreprise - problèmes relationnels qui peuvent être larvés.

Le lien de parenté rend difficile l’intégration dans l’équipe

La souffrance peut aussi concerner le dirigeant, par exemple ce patron de PME qui a recruté sa fille en tant que commerciale. Fille de. Forcément mieux payée. Privilégiée. Ses collègues pensent de façon lapidaire et hostile. Le père/chef d’entreprise, soucieux d’équité, se sent obligé de brimer sa fille devant eux pour les détromper. Il en souffre, évidemment. « Sa fille n’a pas réussi à parler avec ses collègues de l’impact qu’avait sur elle leur défiance, la confiance faisait défaut », observe le coach.

Autre cas édifiant, celui de ce chef d’entreprise qui, à la demande de son épouse qui ne travaille pas dans la société, embauche le frère de celle-ci. Ce dernier ne parle pas anglais, le poste est à l’export, ce beau-frère est incompétent, le dirigeant est pris dans un étau, devinant les dommages collatéraux sur sa relation conjugale, il retarde le moment du licenciement, finit par s’y résoudre, rate l’occasion de divorcer — ouf !

Que de nœuds et de tiraillements dans la trame de ces histoires bien humaines. Quand Shakespeare et Balzac en auraient fait trois actes et trois tomes pour la postérité, nous devons, sans gloire et au quotidien, nous débattre dans nos passions et nous battre pour atteindre nos objectifs. Entre le salarié apparenté au patron et les autres, le fossé existe, toujours. « Belle-sœur, beau-fils, sœur, tous ont ressenti une difficulté de positionnement vis-à-vis de leurs collègues, ces derniers, d’une façon ou d’une autre, montrent que ce salarié particulier ne peut pas faire bloc avec eux », confirme Béatrice Louvet.

Par ailleurs, le fort investissement du salarié apparenté au dirigeant a son revers : devenir plus royaliste que le roi quand il surprend ce qui se dit sur le boss. « Critiquer le patron, c’est la soupape des salariés, ils n’iraient pas bien s’ils ne pouvaient pas le faire. Il faut savoir prendre beaucoup de recul par rapport à cela, sortir du premier degré et de l’affectif », recommande-t-elle.

C’est plus facile en couple, à un niveau hiérarchique équivalent

La situation de Pierre et Anne Bonzom est plus confortable. Lui est le PDG-fondateur d’ Ela Innovation , société montpelliéraine créée en 2000 qui a développé une technologie RFID active ; il travaille depuis cinq ans avec son épouse, Anne, directrice générale et DAF de l'entreprise. Il simplifie : « Si on envisage l’idée de travailler en couple, c’est que l’on sait que c’est possible. » Une grande confiance, voilà la clef, de même que des rôles aux contours nets pour chacun. « Pierre est le créateur et le porteur du projet, je suis moi-même en appui et c’est ainsi que je trouve ma place. De plus nous apprécions de nous voir plus facilement que si nous occupions chacun des postes à responsabilité dans des sociétés différentes », explique Anne Bonzom.

Leurs points d’attention portent sur leurs enfants — leurs éventuels désaccords professionnels ne doivent pas envahir la sphère familiale —, et les salariés, qui eux aussi doivent pouvoir se positionner face à leur duo. L’opportunité de travailler avec d’autres membres de leur famille ne s’est pas présentée à eux mais, à partir du moment où les compétences sont là et qu’elles répondent à un besoin de l’entreprise, ils ne l’excluent pas.

L’entrepreneur parle toutefois de sa crainte d’être « plus exigeant avec ses enfants qu’avec un autre salarié » s’il travaillait avec eux. La hiérarchie familiale, et tout ce qu’elle suppose comme vécu, semble difficile à dépasser dans la relation professionnelle où des histoires de rang et de place peuvent se rejouer. « Elle est beaucoup plus exigeante avec moi qu’avec les autres », estime Annie Louvet en évoquant Béatrice, son aînée. « J’aime que les gens passent l’obstacle », admet cette dernière.

Bien se connaître et comprendre ce qui se joue en entreprise

« Avant de travailler avec quelqu’un de sa famille, il convient de faire le point : pour quelles raisons ?, ai-je gommé l’affectif ?, suis-je clair sur mes intentions ? Autant de questions qui demandent, pour y répondre, d’avoir une bonne connaissance de soi », souligne Jean-Philippe Picon. Il faut, aussi, avoir conscience que l’affectif est toujours de la partie… et que plus on se connaît, moins la place qu’il réclame brouille les relations. Il faut, encore, faire confiance à l’adage — l’enfer est pavé de bonnes intentions —, proposer un job à un membre de sa famille pour lui rendre service, pour faire des économies (embaucher sa femme en la payant peu…), pour prévoir sa succession sans avoir validé les compétences et les motivations de « l’héritier.ère », pour avoir quelqu’un d'ultramotivé mais finalement corvéable à merci sont de mauvaises raisons.

Tous nos témoins insistent sur l’importance d’une bonne communication entre les différents acteurs, elle permet de clarifier les attentes de chacun, de remettre les croyances à leur place. Le dirigeant doit créer les conditions qui la favorisent, les collaborateurs doivent savoir parler de leurs difficultés. Sans confiance, pas moyen. Sans renoncer à l’idée d’une relation de travail lisse et carrée, non plus.

Sophie Girardeau